Chapitre neuf
L'homme frappa à la porte. Il entra, descendit le chandelier et ressortit. Alexius – qui dormait au moment de l'intrusion – bâilla et s'assit sur le lit. Il ne pouvait quand même pas être aussi tard ! Et pourtant, il semblait bien que ce fût le cas. Il alluma la chandelle de la petite lampe, ouvrit le livre à la page où il l'avait laissé et essaya de se concentrer sur sa lecture.
« Lorsqu'on considère l'universalité essentielle du Principe, il faut l'observer comme une seule et même entité et non comme une simple agrégation de ses multiples effets perceptibles – qui, par définition, ne peuvent être envisagés comme de vrais paradigmes d'un ensemble plus grand car ils sont dilués par la matière et le purement aléatoire. Nous pouvons alors enfin envisager d'approcher un état de conscience où l'infini et l'individuel cessent graduellement d'être différenciables… »
Ce n'était guère plus clair qu'à la première lecture. C'était comme essayer d'attraper une oie sauvage dans un massif de ronces. Il ne reposa pas le livre mais il laissa la page devenir floue. Quelques secondes plus tard, il dormait à nouveau.
Il se tenait sur les remparts de la Cité, au sommet d'une tour qui gardait le pont des Bouviers. Il contemplait l'endroit où le fleuve se sépare en deux en direction des plaines. Au loin, les nuages couvraient l'horizon. Un vent pénétrant les poussait vers la mer comme un jeune chien de berger qui rassemble son troupeau. Mais ils étaient faits de poussière.
Sans qu'il sache pourquoi, l'avocat Bardas Loredan se tenait à ses côtés en compagnie de Vetriz, de son frère jumeau et d'un autre homme que le Patriarche ne connaissait pas. Si on se fiait à ses goûts consternants en matière de vêtements, il devait venir d'Île, lui aussi, mais on sentait qu'il avait vécu en ville. Ils regardaient tous fixement les nuages de poussière comme les spectateurs d'une course hippique ou d'un procès. À un moment, Vetriz donna un petit coup de coude dans les côtes de son frère.
— Je parie deux sols d'or sur celui-ci, dit-elle.
Venart esquissa une grimace.
— C'est de l'argent fichu en l'air, répondit-il.
— Je te le donne à dix contre un !
Il fit non de la tête.
— Je ne prends pas les paris des gogos.
— Mais la dernière fois…, commença Vetriz.
Venart lui signifia une nouvelle fois son refus et sourit.
— Tant pis, dit Vetriz avec une joie angélique. Ça valait le coup d'essayer.
Alexius ne put s'empêcher de remarquer qu'il y avait quelque chose d'étrange : les nuages de poussière s'élevaient maintenant au-dessus de la mer.
Gannadius ? Est-ce vous ?
Je suis dans votre rêve, je sais. Je serais bien venu jusqu'ici dans un de mes propres songes mais je dois impérativement rester éveillé ce soir. J'assiste à une réception officielle en l'honneur de l'archimandrite de Turm, vous vous souvenez ? Je vous promets que je resterai aussi discret que possible.
Ces nuages ressemblaient plutôt à des voiles, des milliers de voiles gris foncé, presque noires, gonflées par le vent furieux qui balayait maintenant directement le visage d'Alexius, des carrés de toile sombre qu'un souffle puissant poussait à une vitesse incroyable. La jeune fille, Vetriz, prit la parole :
— Je parie quinze sols d'or à vingt-cinq contre un.
Mais elle ne trouva pas preneur.
— Tout ceci est fort curieux, dit Bardas Loredan à Alexius sans quitter la mer des yeux. Je vous connais de vue, bien sûr. Je suppose que c'est le cas de tout le monde dans cette cité. Mais pourquoi suis-je en train de rêver de vous ? Vous devez symboliser la magie ou quelque chose dans ce genre.
— Si je peux me permettre, répondit Alexius, c'est moi qui suis en train de rêver de vous. Et je n'ai rien à voir avec la magie, j'étudie la philosophie.
— Ah… (Loredan haussa les épaules.) Veuillez m'excuser, mais tous ces trucs me dépassent. Dans ma famille, c'est Gorgas qui donne dans le mystique, et dans la vôtre ?
L'inconnu gardait les yeux fixés droit devant lui. Il hocha la tête.
— Pour votre information, dit-il, je vous signale qu'il s'agit de mon rêve. Vous n'êtes que de simples créations de mon imagina…
Vetriz se réveilla en sursaut.
La lumière commençait à filtrer à travers les volets. Le visage sur l'oreiller près d'elle brillait d'un or pâle. L'intensité des rayons de soleil mettait en relief les marques et les défauts de la peau. Il avait les yeux clos et l'air renfrogné qu'ont souvent les gens lorsqu'ils sont profondément endormis. Il avait l'air plus âgé et vaguement cruel. Vetriz bâilla et chassa ses cheveux de devant ses yeux.
— Gorgas, appela-t-elle.
— F'moi la paix !
— Gorgas, il est l'heure de se lever.
— Mmm…
Vetriz se glissa hors du lit et ouvrit les volets. En contrebas de la fenêtre, la mer était d'un bleu sombre, presque noire, avec quelques reflets de rouge et d'or là où les nuages se confondaient avec la surface de l'eau. La jeune fille avait une vue directe sur les trois bateaux qui leur appartenaient, à elle et à son frère. Ils étaient amarrés un peu à l'écart des autres à Haya Morone, le meilleur point d'ancrage d'Île. Elle enfila maladroitement sa robe, noua sa ceinture et passa un coup de peigne dans ses cheveux.
— Gorgas, il faut vraiment que tu te lèves maintenant. Le bateau de Venart est dans le port. Il pourrait arriver d'un instant à l'autre.
Le grand costaud allongé dans le lit ouvrit un œil.
— Pauvre conne ! Tu pouvais pas me le dire avant ? cracha-t-il. (Il posa les pieds par terre et attrapa ses vêtements.) Je t'ai pourtant bien dit que…
— Dépêche-toi !
Vetriz lui tourna le dos en se demandant ce qui avait bien pu la pousser à faire entrer cet homme dans sa chambre la nuit précédente. Après tout, elle n'avait pas l'habitude de s'adonner à ce genre d'aventure.
— Et tu peux te dispenser d'être grossier. Il faut qu'il passe la douane et qu'il surveille le déchargement. Tu n'as aucune raison d'avoir la trouille, ajouta-t-elle avec mépris.
Gorgas Loredan ne répondit pas. Toute son attention était concentrée sur les bottes dans lesquelles il essayait d'enfiler ses gigantesques pieds. Vetriz n'avait pas envie de le regarder maintenant. La carafe de vin de la veille était posée sur le rebord de la fenêtre. Elle la secoua mais elle était vide.
Elle avait mal à la tête. Cela lui apprendrait à se conduire comme une putain.
Ce n'était pas qu'elle craigne que Venart devienne vraiment violent s'il rentrait à la maison plus tôt que prévu. Si la porte devait s'ouvrir brusquement et qu'il apparaisse sur le seuil, l'épée à la main et le visage furibond, elle n'aurait qu'à glousser ou à lui dire : « Ven, qu'est-ce que tu fais avec ce machin sorti ? » Il se trouverait terriblement embarrassé et tournerait les talons en ronchonnant comme un chien devant un nid de fourmis rouges. De plus, si jamais il arrivait ici et tuait Gorgas Loredan sous ses yeux, elle n'aurait guère de mal à s'en remettre. Ce qu'elle ne pourrait pas supporter, c'était l'idée qu'il la harcèle de réprimandes et qu'il passe les six mois suivants à marmonner entre ses dents – et qu'il insiste pour qu'elle l'accompagne partout où il irait, ou qu'il la laisse à la garde de leur maudite tante.
— Tu n'as pas encore fini de t'habiller ? Je croyais que c'étaient les femmes qui traînaient le matin.
— C'est bon, j'y vais, dit la voix dans son dos. Y'a une entrée de service dans cette maison ?
— Je vais te montrer, répondit Vetriz. Suis-moi !
Pourtant, leur rencontre lui avait paru étrangement prédestinée la veille. Pendant le repas de réception, elle avait fièrement raconté comment elle avait rencontré le Patriarche de la Cité – un homme si étrange mais vraiment charmant – et assisté à un véritable duel au tribunal. Sa voisine lui avait alors donné un petit coup de coude et montré du doigt l'extrémité de la table des hommes avant de lui dire : Ne regarde pas maintenant, mais le grand costaud au bout, son frère est bretteur à Périmadeia. Et puis elle lui avait donné le nom de l'inconnu : c'était le même que celui du bretteur avec qui elle avait parlé dans cette taverne et qui était présent dans le rêve très curieux qu'elle avait fait au palais du Patriarche – ou quel que soit le nom que portait cet endroit. Les carafes de vin avaient circulé trois ou quatre fois de trop, son cavalier mourait d'envie de lui fausser compagnie pour s'en aller avec cette traînée de Morozin – elle lui souhaitait bien du plaisir –, alors…
Bon, cela n'avait pas été si désagréable que ça sur le moment, mais maintenant elle avait envie que l'histoire se termine pour pouvoir la ranger soigneusement au fond de sa mémoire. Elle ferma la porte derrière le capitaine Gorgas Loredan en y coinçant presque un pan de son manteau – ce qui aurait pu ajouter une touche d'humour salutaire à une aventure somme toute plutôt fade. Elle se dirigea vers la cour pour prendre un bain.
Il était presque midi quand Venart arriva finalement à la maison. Il avait l'air fatigué et assez en colère.
— Je sais bien que nous descendons de pirates, maugréa-t-il en lançant de grands coups de pied dans le vide pour se débarrasser de ses bottes, et je suis tout à fait partisan de perpétuer les vieilles traditions. Mais je crois quand même que les douanes ne devraient pas se sentir obligées de me dépouiller comme au coin d'un bois dans le seul but de maintenir notre identité culturelle, un point c'est tout. Il y a quelque chose à manger ?
— Évidemment qu'il y a quelque chose à manger, répondit Vetriz. Qu'est-ce que tu crois que je fais quand tu n'es pas là ? Que j'organise des orgies effrénées ?
— Tu ferais aussi bien, dit Venart en se massant les pieds. Autant dilapider sa fortune en débauches et frivolités décadentes plutôt que de la voir engloutie par ces requins des douanes ! Ça ne sera déjà pas facile de rentrer dans mes fonds en vendant cette cargaison d'orge maltée, alors avec les taxes qu'ils m'ont collées…
— Tu te contenteras de pain, de fromage et d'une pomme ? Ou bien est-ce que tu as vraiment envie d'une soupe chaude ?
— Tout ce que tu veux tant que ce n'est pas du poisson, dit Venart avec un mouvement d'humeur. Si j'en trouve dans cette maison au cours des six prochaines semaines, je fiche le camp. À Psattyra, il n'y a rien à manger – et j'insiste : rien – en dehors de cette saloperie de poisson cru. À moins d'estimer que les champignons jaunes – et crus – sont effectivement de la nourriture. Ce n'est pas mon cas.
— Mon pauvre chaton, dit Vetriz distraitement. Va donc t'allonger pendant une heure ! Je vais aller te chercher quelque chose.
Sa migraine s'apaisait rapidement sous l'effet de l'écorce de saule macérée dans de l'eau de rose et d'une orange, et le bain lui avait plus ou moins fait oublier les mains du capitaine Loredan sur son corps. Elle se sentait pourtant encore fatiguée et sans énergie. Tu n'as pas assez dormi et c'est uniquement ta faute ! Ce n'est guère étonnant que tu fasses des cauchemars, à mélanger l'hydromel, le cidre et le vin fort.
Mais ce n'était pas vraiment des cauchemars. Un véritable cauchemar aurait été plus agréable en fin de compte.
Bardas Loredan se réveilla trempé de sueur et jurant comme un charretier. Il vit la lumière filtrer à travers les volets et se précipita à la recherche de ses vêtements. Une migraine atroce lui vrillait le crâne et un vin rouge bon marché de qualité industrielle – immonde s'il en était – pesait sur son estomac vide. Allez ! S'il se dépêchait vraiment, il pouvait encore arriver aux écoles assez tôt pour n'avoir qu'un quart d'heure de retard. C'était à cause de cette satanée fille qu'il avait eu besoin d'un remontant. Elle était vraiment étrange, et folle.
En fait, il arriva avec seulement dix minutes de retard, ce qui était objectivement un exploit. Tout bien considéré, sa classe aurait dû le féliciter et lui témoigner son admiration plutôt que de lui jeter tous ces regards froids.
— Bon, dit-il. On se calme, je suis désolé de mon retard. Maintenant, passons aux mouvements de jambes de l'ancienne escrime. En position, s'il vous plaît. Pas comme ça, maître Iuven, à moins que vous n'ayez l'intention de plonger votre adversaire dans la confusion en tombant par terre. Le pied avant dans l'alignement de la lame, le pied arrière d'équerre. Allez, nous avons fait cet exercice une centaine de fois.
Pourquoi donc ai-je rêvé de lui après toutes ces années ? Et que faisaient là l'étrangère et son frère que j'ai rencontrés dans la taverne ? Et le Patriarche en personne ? C'est bien la dernière fois que j'essaie de faire des économies quand je décide de prendre une cuite mémorable !
La jeune fille – cette enquiquineuse si troublante et maussade qui était la cause de tous ses malheurs – maniait magnifiquement l'épée aujourd'hui. Ses gestes commençaient à acquérir cette grâce mortelle qui était la marque des grands avocats, une harmonie qu'il avait vue chez d'autres mais qu'il n'avait jamais possédée. Il avait toujours eu tendance à l'associer à un plaisir pervers de tuer et il ne l'appréciait guère, mais cela était sans nul doute de bon augure pour l'avenir professionnel de son élève. Personnellement, il avait toujours pratiqué l'escrime en parfait accord avec ce qu'il était : un lâche fort habile et intelligent qui savait que la seule manière de rester en vie était de tuer quelqu'un d'autre.
Athli arriva dans son dos alors qu'il regardait sa classe faire des parades semi-circulaires.
— Bonjour. Comment s'est passé votre tête-à-tête avec mademoiselle Visage-en-lame-de-couteau hier soir ? Nos tourtereaux ont-ils encore leur vertu ce matin ?
— Épargnez-moi votre humour, s'il vous plaît, Athli, j'ai un léger mal de crâne. Et, pour votre gouverne, je vous signale que vous étiez complètement à côté de la plaque. Je n'ai pas la moindre idée de ce que veut cette satanée donzelle, mais je suis soulagé de pouvoir vous affirmer que ce n'est pas moi.
— Vous en êtes sûr ?
— J'en suis persuadé. Elle me voit simplement comme la personne qui lui enseigne comment découper les gens en rondelles. En parlant de ça, regardez-la un peu ce matin. Ça me fait mal de l'avouer, mais elle ira loin.
— La petite chouchoute du professeur, on dirait.
— Oh, fichez-moi le camp et allez donc faire quelques additions comme une bonne fille. (Une idée lui traversa l'esprit.) Il y a une chose que vous pourriez faire pour vous rendre utile. Allez faire quelques sourires ensorcelants à l'administrateur Modin. J'ai peur que notre lune de miel soit finie, et je ne peux pas me permettre d'être en mauvais termes avec des gens comme lui. Vous seriez très bien dans le numéro de la gamine qui se dandine timidement en enroulant autour de son doigt une mèche de cheveux, vous savez ? Celui que vous aviez servi au vieillard libidineux de la caste des producteurs d'huile de palme.
— Quoi ? (Athli prit un air outré, puis elle se détendit.) D'accord, d'accord ! Un point partout, on arrête là ?
— On arrête là. Mais si vous pouviez faire revenir Modin à de meilleures dispositions à mon égard, ça aiderait. Il semblerait que j'ai abusé de la confiance des administrateurs en donnant un cours particulier en dehors des heures ouvrables sans permission.
Athli acquiesça.
— Très bien, dit-elle. Je vais lui raconter une histoire à faire pleurer une pierre et lui proposer de payer pour la séance d'hier soir.
— Faites ce que vous voulez tant que vous ne lui donnez pas un sou.
Athli sourit.
— Faites-moi confiance, n'oubliez pas que j'ai travaillé pour un avocat.
Après avoir réglé le problème avec maître Modin, elle songea que Loredan n'avait pas tort à propos de son numéro de gamine timide se dandinant avec une mèche autour du doigt – curieux qu'il l'ait remarqué. Je ne devrais vraiment pas me livrer à ce genre de comédie. Pourtant, cela permet parfois d'aplanir les difficultés quand on manque de temps pour faire valoir ses arguments et emporter la discussion. Je suppose que tous les coups sont permis, en amour comme en matière de procès.
— Excusez-moi.
Athli se retourna et réussit à retenir un petit cri de surprise. Elle eut envie de demander : « Comment se fait-il que vous soyez debout ? » ou « Mais, ne devriez-vous pas être au lit ? ». Elle ne le fit pas, bien sûr. Elle se contenta de :
— Patriarche, que puis-je faire pour vous ?
— Je suis désolé de venir vous ennuyer, mais êtes-vous le clerc de maître Loredan ? Le portier m'a dirigé vers vous.
— C'est exact.
Les rumeurs étaient donc fondées, pensa Athli. Il a dû être très malade car il n'a vraiment pas bonne mine, le pauvre homme.
— Désirez-vous le voir ? Il donne un cours en ce moment mais je suis sûre qu'il ne verra aucun inconvénient à…
Le Patriarche sourit – un joli sourire – et Athli en fut toute décontenancée. D'ordinaire, il avait l'air si digne et majestueux quand il prenait part à une cérémonie ou à une réception officielles. Mais après tout, cela faisait partie de son métier, n'est-ce pas ?
— Ce n'est pas nécessaire, dit-il. Il n'y a rien d'urgent. Cela poserait-il un problème si j'attendais la pause de midi ?
— Si vous êtes sûr que ça ne vous dérange pas…
Athli était plutôt troublée. Elle avait désormais la responsabilité de pourvoir au confort et à la distraction d'un frêle dignitaire pendant les prochaines soixante minutes. Devait-elle rester à ses côtés et lui faire la conversation ou préférait-il s'installer dans un coin tranquille avec un livre ? En supposant qu'elle réussisse à lui trouver une chaise. Et en supposant qu'il ait envie de s'asseoir. Malédiction, pensa Athli, ma mère ne m'a pas élevée pour devenir diplomate !
— Pas le moins du monde.
Le Patriarche fit un geste de la main pour lui demander de passer devant. S'il décide de me tenir la porte, je vais mourir d'embarras, songea Athli.
— J'ose espérer que ma présence ici ne vous dérange pas. J'ai bien peur de n'être guère au fait du fonctionnement de cet établissement.
Athli lui proposa tout ce qui put lui passer par la tête et il finit par accepter une chaise placée à proximité d'un pilier et d'où il pouvait regarder le cours de Loredan.
— Oserais-je vous demander un verre d'eau ? Si cela ne vous dérange pas, bien entendu. Je me suis malheureusement réveillé ce matin en proie à une migraine fort désagréable.
Par tous les dieux ! Où vais-je bien pouvoir trouver quelque chose qui ressemble à un gobelet ?
— Il n'y a pas le moindre problème, répondit-elle avec fermeté. J'en ai pour une seconde. Vous êtes sûr d'être bien installé ?
— Je suis parfaitement à mon aise, je vous remercie, répondit Alexius. Vous êtes très aimable.
Le Patriarche s'effondra sur la chaise dès qu'il se fut débarrassé du clerc – c'était une gentille fille mais trop remuante, ou alors elle avait peur qu'il la transforme en grenouille. Il retint son souffle. Même sans tenir compte de ses maux de tête, il ne se sentait pas bien du tout. Il savait qu'il n'aurait pas dû venir ici, mais il se devait de le faire, surtout après le rêve de la nuit précédente.
Le frère de Loredan. Il sentit monter en lui une puissante vague d'amertume contre Gannadius parce que l'archimandrite ne l'avait pas l'accompagné, même s'il savait que son collègue avait une réunion qu'il ne pouvait pas manquer et qui durerait jusqu'au milieu de l'après-midi. Mais il mourait d'envie de savoir comment Gannadius avait interprété le songe et s'il y avait vu les mêmes choses que lui. Enfin, on ne pouvait rien y faire. Il était plus important de parler à Loredan en personne. Il aurait dû le faire depuis longtemps, mais il ne se sentait pas le courage de lui avouer ce qu'il avait fait. Aujourd'hui, il n'avait plus vraiment le choix. Mais comment diable allait-il bien pouvoir s'y prendre ?
Il ouvrit les yeux et son regard se posa sur le dos de Loredan. Il lui cachait le groupe de jeunes gens fougueux, alignés sur un demi-cercle, qui sautaient en réponse aux ordres brefs qu'il lançait. Le spectacle commençait à lasser Alexius quand la formation d'élèves tourna. Il vit alors leurs visages.
Par tous les démons de l'Enfer ! C'est elle !
Le Patriarche se força à rester calme et à continuer de respirer bien que la douleur dans sa poitrine et dans son bras fût assez forte pour lui donner envie de crier. La jeune fille, celle qui était la cause de tous ses problèmes, faisait partie des étudiants de Loredan.
C'était elle qui voulait que Loredan soit mutilé ; elle qui s'entraînait à l'épée avec lui dans cette vision que cette Îlienne lui avait fait partager – bien sûr, comment ai-je pu être assez sot pour ne pas y penser ?
C'était elle qui pointait sa lame droit sur la gorge de Loredan à cet instant précis.
Évidemment, elle apprenait l'escrime. Il fallait bien qu'elle le fasse si elle voulait être capable d'estropier un bretteur expérimenté et très talentueux. Sa logique glaça le Patriarche jusqu'à la plante des pieds.
Cette découverte le décida : il fallait qu'il raconte tout à Loredan, qu'il l'avertisse du danger. Avec l'aide de Gannadius, il serait alors envisageable de lever la malédiction et de mettre un point final à cette terrible pagaille. Si seulement j'avais eu le bon sens et le courage de commencer par là au lieu de me précipiter à la recherche de quelque spontané ! Mais il valait mieux ne pas revenir là-dessus…
Et maintenant, il y avait le mystère inquiétant que posait Gorgas, l'intellectuel qui s'habillait comme un Îlien et qui apparaissait dans ses rêves en compagnie des deux seuls autres natifs d'Île avec qui il avait eu affaire récemment. Si jamais il arrivait à clarifier tout cela, ce serait un sujet d'étude fantastique : un événement qui pourrait être inclus dans les cours d'initiation pour donner un avertissement terrible sur les dangers d'une mauvaise utilisation du Principe.
— Voilà pour vous.
La jeune femme remuante était de retour. Elle lui tendait une coupe d'argent surchargée d'ornements.
— Je suis désolée d'avoir été si longue.
Il sourit, prit l'œuvre d'art – il devait s'agir d'un trophée d'escrime – et but à grands traits.
— Puis-je vous demander qui est cette jeune demoiselle ? Celle qui est dans la classe de maître Loredan.
— Ah ! C'est…
Athli s'interrompit. Elle l'avait sur le bout de la langue, mais en dépit de tous ses efforts, elle fut incapable de se rappeler du nom de cette horrible fille.
— C'est notre étoile montante, enchaîna-t-elle. Bardas – enfin, maître Loredan – a une très haute opinion d'elle. Il pense qu'elle a un talent spontané.
— Je vois, dit Alexius en essayant de ne pas réagir au choix malheureux des mots du clerc. Et elle assiste régulièrement aux cours ?
— Elle n'en manque pas un, répondit Athli en hochant vigoureusement la tête. Nous espérons que d'ici quelques années elle nous fera une bonne réputation.
Un fracas de métaux qui s'entrechoquent leur fit lever la tête. Loredan enseignait à ses élèves la parade en cédant de l'ancienne escrime. Pour en faire la démonstration, il avait demandé à la mystérieuse jeune fille de lui porter une botte ; tandis qu'il détournait sa lame, il devait exécuter un déplacement du pied arrière sur la droite et contre-attaquer en même temps. Mais l'échange ne se déroula pas exactement comme prévu : l'assaut de l'élève fut à deux doigts de franchir sa garde. Loredan se retrouva déséquilibré et ne put bloquer le coup adverse que grâce à sa force.
— Désolé, dit-il. C'est ma faute. Nous ferions mieux de recommencer.
La jeune fille désengagea sa lame et Loredan se remit en position. Alexius sentit que ses ongles s'enfonçaient douloureusement dans la paume de sa main.
— Allez ! lança Loredan.
Cette fois-ci, il intercepta admirablement le coup. Il le détourna, effectua son déplacement latéral et amena la pointe de son épée juste sous le menton de son élève, le tout en une fraction de seconde. La démonstration n'était pas dénuée d'une certaine beauté. Il abaissa son arme et se tourna vers le reste de la classe pour commencer ses explications.
Ce fut à cet instant que la jeune fille frappa de nouveau.
Loredan réagit à une vitesse foudroyante. Il fut presque impossible de distinguer quoi que ce soit. Il y eut comme un vague reflet de lumière, un bruit métallique suivi d'un choc sourd et finalement un claquement métallique tandis que l'épée de la jeune fille lui était arrachée des mains et retombait sur le sol dallé. La pointe de la lame de Loredan était appuyée contre la chair lisse et soyeuse de la gorge de son élève. Elle exerçait une pression suffisante pour creuser la peau sans faire couler le sang. Athli savait qu'il tenait la Spe Bref. Elle savait aussi qu'il la gardait si affûtée qu'elle pouvait vous transpercer de part en part avant même que vous puissiez sentir quelque chose.
Loredan lança à son adversaire un long regard interrogateur qui suivait la même trajectoire que sa lame. Puis il abaissa son épée d'un petit mouvement sobre et se retourna vers sa classe.
— Comme je vous le disais donc, commença-t-il, il est d'une importance vitale que vous gardiez le poignet et l'épaule alignés tout au long du mouvement…
La jeune fille tremblait et était blanche comme un linge. Elle avait les deux mains autour de son cou. Les autres élèves fixaient les deux protagonistes avec une fascination mêlée d'horreur. Ils osaient à peine respirer. Athli – qui aurait poussé un hurlement si elle en avait eu le temps – avait laissé tomber son cartable de toile. Le couvercle de son encrier de poche s'était ouvert, laissant s'échapper le liquide brun foncé à travers le tissu jusque sur le sol. Quant à Alexius, il lui fallut plusieurs secondes pour prendre conscience de la souffrance qui lui vrillait la poitrine et le bras. Il essaya de se lever de sa chaise mais il s'avéra rapidement que c'était au-dessus de ses forces. Il était sur le point de céder à la panique quand il sentit que la douleur refluait rapidement, comme de l'eau qui s'échappe d'une outre percée. Pour contrebalancer cette amélioration, sa migraine devint absolument intolérable.
L'atmosphère se détendit de manière à peu près similaire – quoique beaucoup plus lentement : le cerveau des témoins de la scène avait besoin de la réinterpréter. Ils devaient la rendre plus crédible avant de pouvoir la ranger dans leur mémoire. Alexius lui-même se demanda pendant un moment s'il n'avait pas rêvé. Cet événement avait-il vraiment eu lieu ? N'était-il pas le produit de son imagination trop prolifique ? Celle-ci ne venait-elle pas de lui montrer comment elle voyait l'avenir ? Ou ce qu'elle en espérait secrètement ? Et si ce n'était qu'une nouvelle incursion dans le monde des songes ? Un fragment de sa vision interpolée comme les notes d'un érudit griffonnées en lettres minuscules entre les lignes d'un livre ? Il avait déjà entendu parler de phénomènes semblables, surtout parmi les déséquilibrés mentaux et ceux qui cherchent à améliorer leur méditation en mâchant des herbes bien particulières. En une fraction de seconde, la tête de votre interlocuteur prend brusquement la forme de celle d'un oiseau ou d'un serpent avant de redevenir humaine. Certains diseurs de bonne aventure affirmaient qu'ils voyaient l'avenir ainsi. D'autres charlatans et mystiques soutenaient qu'ils étaient capables de savoir si un homme était coupable d'un meurtre car, pendant une fraction de seconde, ils pouvaient voir le sang de la victime sur les mains de son assassin. Je viens peut-être de vivre quelque chose de cet ordre, se dit Alexius en essayant de se rassurer. Mais si ce n'était pas le cas ?
La classe fit une pause à midi, comme d'habitude. La jeune fille s'éloigna rapidement en direction de la fontaine. Les autres constituèrent aussitôt un petit groupe compact où les murmures allaient bon train. Loredan semblait affreusement fatigué. Il s'assit sur une caisse et fixa le sol en se frottant le front du bout des doigts.
— Bardas…, commença Athli.
— Ne venez pas me dire que j'ai tout imaginé ! l'interrompit-il brutalement sans lever les yeux. Elle a essayé de me tuer ! Je ne comprends pas. Pourquoi voudrait-elle…
— Bardas, répéta Athli, le Patriarche est là et il souhaite vous voir.
Loredan leva la tête en fronçant les sourcils.
— Ne dites pas de bêtises, Athli. Pour quelle raison le Patriarche voudrait-il me rencontrer ?
— Venez donc par là et demandez-le-lui vous-même !
Avant qu'il puisse ajouter quoi que ce soit, il aperçut l'homme assis sur la chaise dans l'ombre de la colonnade.
— C'est lui ? demanda-t-il. Il semblerait que ce soit une journée riche en événements.
Athli acquiesça.
— Dois-je dire à cette fille d'aller se faire pendre ailleurs ? demanda-t-elle. Je peux préparer son compte et…
Elle s'interrompit. Loredan souriait.
— Vous n'allez quand même pas me protéger d'un assassin fou avec une facture, n'est-ce pas ? N'y pensez surtout pas ! Dans peu de temps, cette étrange créature va faire une publicité de premier ordre pour notre école. Il faudrait que je sois le dernier des imbéciles pour la renvoyer maintenant.
— Mais elle a essayé de…
— Et elle a échoué. Bien, ne devrions-nous pas aller voir ce que veut le sorcier ?
Loredan s'agenouilla à côté de la chaise du Patriarche tandis qu'Athli essayait – de mauvaise grâce – de se faire discrète. L'ancien avocat s'apprêtait à se lancer dans la litanie classique – Mais que me vaut donc l'honneur ? – quand Alexius se pencha en avant et lui demanda à l'oreille :
— Pardonnez ma question, mais n'auriez-vous pas la migraine ?
Loredan prit un air décontenancé.
— Pourquoi ? Ça se voit tant que ça ? En fait, elle est moins violente maintenant. Tout à l'heure, j'avais l'impression que ma tête était un chemin sur lequel une équipe de forçats était en train de casser des cailloux.
Alexius inspira profondément.
— Et, si vous me permettez, auriez-vous un frère nommé Gorgas ?
À ce nom, Loredan eut un mouvement de recul comme s'il venait de marcher sur un serpent.
— C'est effectivement le cas, répondit-il. Ou plus exactement, ça l'était. Pour ce que j'en sais, il est peut-être mort à l'heure qu'il est. Je m'en fiche d'ailleurs pas mal. (Il déplaça le poids de son corps d'une jambe à l'autre pour éviter les engourdissements.) Et maintenant, pourriez-vous faire quelque chose pour moi ?
— Si c'est dans le domaine de mes compétences.
— Très bien. Que pourriez-vous me dire, dans la limite de vos compétences, à propos du rêve que vous avez fait la nuit dernière ? J'ai le sentiment que ce serait fort intéressant.
— Je vais vous répondre, dit Alexius. Juste une dernière question auparavant : seriez-vous capable de tuer un vieil homme qui peut à peine marcher, qui est profondément désolé de ce qu'il a fait et qui essaie de tout son cœur de réparer ses erreurs ?
— Je ne crois pas. Pourquoi me demandez-vous ça ?
Alexius le lui expliqua. Loredan fronçait les sourcils comme s'il essayait de suivre une conversation dans une langue qu'il parlait avec difficulté. Lorsque le Patriarche eut fini, l'ancien avocat hocha la tête.
— Je vois.
— J'ai pensé qu'il valait mieux vous mettre au courant, continua Alexius. J'aurais dû le faire depuis longtemps bien sûr, mais…
Loredan haussa les épaules.
— Eh bien, maintenant, c'est fait. (Il se frotta le menton.) Je suis désolé, mais je ne suis pas vraiment en terrain connu, là. Vous voyez, je n'ai jamais franchement eu l'occasion de me mêler de magie et de tout ce genre de choses.
Pour une fois dans sa vie, Alexius n'essaya pas de corriger son interlocuteur et de lui expliquer qu'il ne s'agissait pas réellement de magie.
— Tout cela m'a semblé bien innocent sur le coup.
Il continua de parler en sachant qu'il ne faisait qu'aggraver la situation à chaque mot nouveau, mais il ne pouvait pas s'arrêter. Le plus exaspérant, c'était qu'il avait la très nette impression que Loredan ne croyait absolument pas au Principe, aux malédictions et aux spontanés. Celui-ci confirma ses doutes quelques instants plus tard avec un air contrit :
— Je suis désolé si je vous parais impoli ou irrévérencieux, dit-il timidement, c'est simplement que j'ai toujours eu l'impression qu'il y avait bien assez de maux ici-bas pour ne pas y ajouter tous ces trucs surnaturels et inquiétants. Et en ce qui me concerne, vous n'avez aucune raison de me présenter vos excuses. (Il sourit.) Je suis désolé si mes propos vous choquent. Si mes voisins m'entendaient parler au Patriarche de cette manière, ils crieraient au blasphème et me plongeraient dans un tonneau de goudron. En revanche, je vous remercie de m'avoir parlé d'elle. Je savais bien qu'il y avait quelque chose qui clochait sérieusement avec cette fille, mais je n'aurais pas imaginé que ce soit à cause d'une histoire personnelle. C'est étrange, malgré toutes mes années de métier, c'est la première fois que je rencontre ce genre de problème. Ce que je veux dire, c'est que la famille d'un avocat connaît les risques qu'il court. Les vendettas et toutes ces histoires, ça n'arrive jamais. Si c'était le cas, tout le système s'effondrerait. (Il soupira.) Et il fallait que ça tombe sur moi ! La seule étudiante à peu près correcte que j'ai, et elle apprend l'escrime pour me tuer, moi. De toute façon, elle a gaspillé son argent : j'ai pris ma retraite. Si elle me tue, ce sera un bon vieux meurtre. Et si j'ai bien compris, vous pensez que le crime va à l'encontre de ses principes.
Alexius hocha la tête.
— C'est ce qu'elle m'a dit. Mais quand elle a essayé de vous tuer tout à l'heure…
Loredan haussa les épaules.
— En fait, je ne pense pas qu'il y ait eu la moindre préméditation. C'était simplement un étudiant qui se met en rogne. Ce sont des choses qui arrivent. Rien que la semaine dernière, un étudiant est devenu fou furieux pendant un cours, il s'est fait tuer. C'est vraiment ennuyeux quand cela arrive. Ça pose de gros problèmes aux écoles pendant un mois, et puis ça se calme. Je demande à mon clerc de faire signer une décharge à mes étudiants quand ils s'inscrivent, à titre de précaution. (Il se leva.) Bien, je vous remercie infiniment d'être venu m'informer. Et je vous le répète : pardonnez-moi si je vous ai offensé. N'y voyez rien de personnel. J'admire vraiment ce que font les gens comme vous. Il se trouve simplement que je n'y crois pas.
— Je… (Alexius s'interrompit et hocha la tête.) S'il vous plaît, ne vous inquiétez pas pour cela. Je crois dans le pouvoir du Principe et cette histoire m'inquiète toujours autant, mais… (une lueur d'alarme passa dans les yeux de Loredan) je ne vais certainement pas vous faire un sermon ou essayer de vous convertir à la foi véritable ! (Il sourit et haussa les épaules.) Je viens de penser que si vous avez vraiment pris votre retraite d'avocat, la malédiction est complètement neutralisée : le duel dont j'ai été le témoin ne pourra jamais avoir lieu. Les problèmes ont dû se régler d'eux-mêmes, d'une manière ou d'une autre. Et ce n'est sûrement pas grâce à moi, ce qui me remet à ma place. Puis-je vous demander ce que vous comptez faire avec elle ?
Loredan se frotta le nez avec la paume de la main.
— Hum… Vous me posez une question bien difficile. La solution la plus évidente serait de la mettre à la porte mais je ne suis pas sûr de pouvoir faire ça. Elle a déjà réglé ses frais de scolarité, voyez-vous. (Une pensée lui traversa l'esprit et le fit sourire.) Si je lui disais de ficher le camp maintenant, il y aurait rupture de contrat et elle serait alors parfaitement en droit de me traîner devant un tribunal. Et si elle le faisait, il me faudrait assurer ma propre défense. Imaginez un peu le coup que prendrait ma réputation dans ce métier si je me faisais représenter par un avocat alors que je suis professeur d'escrime. Je lui fournirais alors l'occasion de me tuer dans une salle d'audience. Tout cela ne m'arrangerait guère, vous ne croyez pas ? Pour le moment, je pourrais bien sûr la battre avec une main attachée dans le dos, mais compte tenu de la vitesse à laquelle elle progresse, elle constituerait un véritable danger en moins d'un an si elle s'inscrivait à un autre cours – et dans le cas d'un litige sur un contrat, il n'y aurait pas encore prescription.
Il inspira profondément et soupira.
— Et il y a plus important, continua-t-il, mettre des étudiants prometteurs à la porte sans avoir une raison valable aux yeux de tous, ce n'est pas exactement la meilleure façon de bâtir une bonne réputation pour son école. Je travaille pour vivre. De ce point de vue, je m'en tirerais à moindre dommage si je tuais cette satanée fille par accident. Ce n'est pas que je le ferais, ajouta-t-il en voyant les yeux du Patriarche s'arrondir. Je suis peut-être un juriste mais je ne suis quand même pas aussi méchant que ça ! Non, je crois que ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de la laisser finir ses études en gardant toujours sur elle un œil extrêmement vigilant. On avait un dicton quand j'étais dans l'armée : « Un ennemi identifié est le moindre de tes problèmes. »
— Bien.
Alexius s'appuya sur les accoudoirs pour se lever. Loredan l'aida et lui tendit sa canne.
— C'est votre métier après tout, dit le Patriarche, et je ferais mieux de vous faire confiance. Mes tentatives pour intervenir dans cette affaire n'ont pas été particulièrement bénéfiques pour qui que ce soit jusqu'ici. Je crois que la meilleure chose qu'il me reste à faire, c'est de rentrer chez moi et de me plonger dans un livre. (Il sourit.) Vous arrive-t-il parfois de vous demander ce qui vous a poussé à choisir cette carrière plutôt qu'une autre ? Cela m'arrive souvent.
— Tout le temps, répondit Loredan. Enfin, de temps en temps. Mais bon, que diable aurais-je pu faire d'autre de ma vie ? Je n'ai pas vraiment eu l'embarras du choix.
Alexius hésita : devait-il lui tendre la main et lui tapoter l'épaule en guise de bénédiction informelle ? Il décida de s'abstenir.
— Une dernière chose, dit-il. Votre frère… Vit-il sur Île ?
— Je ne pense pas. Il y a bien longtemps que je n'ai pas eu de contacts avec lui.
— A-t-il une activité… plus ou moins en relation avec la mienne ?
— Je n'en ai pas la moindre idée. Pour être franc, je ne m'entends pas très bien avec lui et ce depuis toujours. Il est parti de chez nous un petit peu avant moi, et je ne pense pas que quelqu'un ait pleuré son départ. (Loredan esquissa un sourire sombre.) Mon frère n'est pas exactement ce qu'on peut appeler quelqu'un de gentil.
— Ah.
— Et donc, je ne crois pas pouvoir beaucoup vous aider en ce qui le concerne. Je suis désolé. Maintenant, je ferais mieux de retourner m'occuper de mes élèves avant qu'ils commencent à grommeler quelque chose à propos de remboursement. J'étais déjà en retard ce matin, ça n'arrange pas mes affaires.
Alexius changea d'avis et lui tendit la main.
— Je vous remercie, Bardas Loredan. Je suis vraiment désolé, pour peu que vous attachiez la moindre valeur à mes excuses.
Loredan éclata de rire et lui serra la main.
— Écoutez ! dit-il. J'ai pardonné à des gens qui ont essayé de me tuer avant même que je sois en âge de me raser. Je suis content de pouvoir le faire pour quelqu'un qui est encore en vie.
— Bien, dit Temrai. (Il inspira profondément et afficha un large sourire.) Je crois que nous allons procéder ainsi.
La sensation d'être observé par plusieurs milliers de personnes le mit mal à l'aise. Il ramassa une brindille et commença à tracer délicatement une esquisse dans la boue.
— D'abord, nous construisons le châssis. Ce n'est pas grand-chose d'autre que quatre pièces de bois qu'on assemble pour former un carré. (Il effleura doucement le sol avec son bout de bois pour délimiter une forme.) Ces parties-là constituent les côtés et celles-ci permettent de les fixer les unes aux autres. Il y a ensuite les montants avec une grosse poutre en travers. Ah oui, il y a aussi deux jambes de force comme ça pour empêcher les déformations quand le bras arrive en fin de course et percute ceci. (Il fit une brève pause pour essayer de visualiser l'ensemble dans son esprit.) Il y a un cylindre placé ici, des axes pour les roues et le bras lui-même bien entendu. Bon, est-ce que j'ai oublié quelque chose ? Je ne me rappelle plus. Le système d'enroulement de la corde, bien sûr, et le crochet de retenue ; mais ça, c'est du domaine de la métallurgie, nous verrons plus tard. Je crois que c'est tout. Bien, rassemblez-vous autour de moi ; je vais vous expliquer comment ça fonctionne.
Les hommes des plaines se déplacèrent – presque à contrecœur – et formèrent un cercle autour du dessin grossier représentant une machine de guerre à torsion de taille moyenne. Temrai s'était inspiré de celle devant laquelle il passait tous les jours en allant travailler, de son vrai nom : « catapulte, engin fixe, catégorie lourde segment intermédiaire, classe quatre ». Elle lui avait alors paru simple et élégante, comparée aux engins plus sophistiqués qui constituaient son décor familier. Mais ici, sur cette rive au pied d'une montagne qu'on avait dépouillée de ses arbres trop verts, c'était une autre histoire. Son peuple, le clan, les hommes et les femmes avec qui il avait grandi, le fixaient, les yeux écarquillés comme s'il proposait de construire un pont de la terre à la lune ou de capturer le vent dans un sac. En réfléchissant un peu, il pouvait les comprendre.
Il continua :
— Nous aurons besoin de cordes. On considère que celles tressées à partir de crin de cheval conviennent mieux, mais nous allons essayer avec des normales et voir ce que ça donne. L'idée, c'est que lorsque vous l'enroulez, elle agit comme une espèce de ressort…
— Temrai, c'est quoi, un ressort ?
Dieux tout-puissants ! Je n'y arriverai jamais !
— Eh bien, un ressort, c'est… Vous voyez comment fonctionnent les tours à bois ? Quand vous pliez la tige et que vous la laissez filer en arrière ? Ou un arc, d'ailleurs. C'est ça un ressort. C'est quelque chose qui plie et qui revient tout d'un coup à sa place. (Il fit une pause.) Vous comprenez ce que je vous raconte ou il faut que je recommence ?
— Non, non. C'est bon, dit quelqu'un. Continue, s'il te plaît.
— Bien. Écoutez ! Faites-moi confiance là-dessus. Si on tord une corde à l'extrême, qu'on met une poutre au milieu comme ça, qu'on tire ainsi (Temrai fit de son mieux pour mimer les différentes manœuvres) et qu'on relâche tout, ça partira vers l'avant. Et si vous placez une pierre à l'extrémité de la poutre…
— Et la pierre, elle ne va pas tomber par terre ?
— Pas si on creuse cette partie du bras comme une cuillère. Attendez ! dit-il soudain, frappé par l'inspiration. Imaginez la chose ainsi. Prenez une cuillère, vous la plongez dans du yaourt ou dans ce que vous voulez, vous la tenez comme ça, vous appuyez sur le bord et vous lâchez : vous lancez du yaourt. On a tous fait ça quand on était petits, pas vrai ? C'est exactement le même principe avec une catapulte, sauf que vous utilisez une corde à la place du doigt.
Silence.
Ils doivent penser que j'ai perdu la tête, pensa Temrai, se sentant pitoyable. Ils se disent que je leur ai fait abattre tous ces arbres et assembler tous ces radeaux de bois sur la rivière pour qu'ils s'installent sous les murs de la Cité pour la bombarder de yaourt.
— Croyez-moi, dit-il avec toute l'autorité dont il était capable. Ça marche. Vous voyez ce rocher ici ? Un engin comme celui-là peut le projeter – oh, facilement jusqu'à cet arbre là-bas, et sans doute plus loin. Je l'ai vu de mes yeux.
Personne ne réagit. C'était sans doute mieux ainsi, car s'ils l'avaient fait, ils se seraient contentés de dire : « Si tu le dis, seigneur Temrai », avec le ton condescendant qu'utilisent ceux qui ne veulent pas contrarier les délires d'un idiot. Il réalisa que la seule manière de les convaincre, c'était de construire ce satané engin et de leur montrer. C'est donc ce qu'il va falloir que je fasse.
— Bon, dit-il, maintenant que je vous ai expliqué le principe de base, passons à la suite. Alors, nous allons commencer par les côtés. J'ai besoin de deux poutres taillées dans le cœur d'un tronc, trois mètres de long, soixante centimètres sur trente. Vous, prenez vos scies et vos herminettes.
Le groupe qu'il avait désigné se leva et se dirigea d'un pas lourd vers la pile de bois. Ils avaient l'air aussi heureux que si on leur avait demandé de récolter des rayons de lune dans une jarre. Temrai se retourna vers son croquis.
— Vous, je veux que vous commenciez à dégrossir ces étais. Dans le cœur du tronc, eux aussi. Un mètre quatre-vingts de long, trente centimètres sur trente. Je veux que vous tailliez des tenons à chaque extrémité. Je vous expliquerai plus tard ce que c'est, ajouta-t-il rapidement avant que quelqu'un pose la question, quand vous aurez terminé la poutre. À vous maintenant, vous allez me couper le madrier, et ça, ça ne va pas être facile. On va essayer avec une longueur de deux mètres vingt, trente centimètres de haut et quinze de large. Laissez l'aubier sur le tronc, je veux qu'il garde une certaine élasticité. Il va falloir que je réfléchisse aux montants parce qu'ils ont une forme bizarre.
Il se rassura : pour le moment, ils pensent encore que ce n'est qu'un jeu. Ils sont pleins d'enthousiasme et ils s'amusent. Avec un peu de chance, j'aurai une machine prête à fonctionner avant qu'ils se lassent. Et une fois qu'ils auront vu de leurs yeux qu'elle peut projeter un gros rocher, il ne devrait plus y avoir de problèmes.
Enfin, j'espère. Parce que sinon, c'est moi qui vais en avoir.
Les opérations ne se déroulèrent pas aussi bien que Temrai l'aurait souhaité. De nombreuses pièces se révélèrent inutilisables et il fallut les refaire. La construction des éléments du prototype demanda une semaine au lieu d'une journée. Le point positif, ce fut que l'équipe de menuisiers garda un bon moral qui s'avéra contagieux. Une grande foule s'était rassemblée pour assister à l'assemblage des éléments et à l'essai de la machine. Les gens étaient excités, joyeux et avides de prêter leur concours. Ils y allaient de leurs commentaires et avaient tendance à gêner le travail des menuisiers.
Ils sont tous venus parce qu'ils pensent que ce sera un fiasco, songea Temrai en broyant du noir. Il écouta le brouhaha des conversations. Il regarda les femmes étendre des tapis et disposer des coussins par terre, sortir la nourriture des paniers, comme s'il s'agissait des jeux organisés pour ses funérailles.
Mais je me trompe peut-être, pensa-t-il. Au moins, ils s'amusent. Il s'accorda un moment pour observer la scène. Tout n'était que couleurs, bruits et mouvements. Les gens s'asseyaient en famille ou entre amis, les enfants couraient dans tous les sens, ils poussaient des cris en pataugeant dans la rivière, les mères les poursuivaient en brandissant des serviettes et les débarrassaient de leurs vêtements mouillés. C'était une bien étrange manière de saluer la naissance d'une nouvelle arme terrible.
Temrai marcha jusqu'en haut de l'éminence et s'immobilisa. C'était suffisant pour attirer l'attention de la foule. On fit taire les enfants, on distribua les assiettes, on remplit les verres d'hydromel et de lait. Il se demanda s'il devait faire un petit discours et décida finalement que non. Il était temps d'y aller. Il se racla la gorge et commença à donner ses ordres.
Les pièces les plus grandes et les plus lourdes étaient les deux côtés du châssis. C'étaient des armatures de bois massives de trois mètres de long dans lesquelles il allait falloir encastrer la plupart des autres éléments. Kossanai, l'oncle de sa mère, avait été nommé menuisier en chef du projet. Il sélectionna une équipe pour aligner les deux pans et les maintenir en place pendant qu'on insérait les poutres transversales. Le premier problème ne fut pas long à survenir : le tenon de la barre de maintien avant était trop grand pour se glisser dans la mortaise de la partie gauche du châssis. Une discussion assez vive éclata aussitôt entre les groupes qui avaient construit les pièces : le premier soutenait que les dimensions du tenon étaient exactes et que c'était la mortaise qui était trop petite, le second affirmait que la mortaise était absolument irréprochable alors que le tenon était un parfait exemple de travail bâclé et que toute la partie qui allait autour ne pouvait guère servir à autre chose qu'alimenter un feu.
Après s'être accordé un bref moment de désespoir, Temrai se leva calmement. Il trouva un ciseau à bois, un rabot et un bol de suie pour les traçages. Il fit signe à deux spectateurs qui n'appartenaient à aucune des deux équipes concernées et commença à égaliser le tenon. Quand la foule remarqua ce qu'il faisait, tout le monde éclata de rire et se mit à applaudir. La dispute prit rapidement fin.
— Bon, dit tranquillement Temrai en se redressant et en époussetant ses mains. Maintenant, écoutez-moi bien parce que je ne vais pas le répéter. Vous me refaites un numéro pareil et je vous fais tous noyer dans la rivière, c'est compris ? Alors, passons à l'autre barre !
Par chance, cette dernière s'emboîta sans difficulté. Les menuisiers affichèrent de larges sourires et entreprirent de s'asséner des claques dans le dos comme si le travail était fini. Temrai leur ordonna de démonter la pièce.
— Seigneur ? Mais elle convient parfaitement, regarde donc par toi-même !
Temrai expliqua patiemment qu'il fallait encore installer tous les autres éléments et qu'il était impossible de le faire sans enlever celui-là au préalable.
— Nous allons d'abord vérifier les points d'assemblage de chaque pièce un par un. Ce n'est qu'ensuite que nous monterons l'ensemble et que nous placerons les chevilles. C'est compris ?
Ce fut ensuite le tour du cylindre qui permettrait de tendre la corde. Son diamètre étant trop large pour qu'on ait pu le façonner avec un tour classique, Temrai avait dû imaginer un nouvel outil pour pouvoir le fabriquer. Il était assez fier de son invention car c'était le premier élément de son projet qu'il avait vraiment conçu et pas juste copié sur ce qu'il avait vu dans la Cité. Le cylindre s'encastra sans difficulté à sa place, mais il était trop long de dix centimètres. Il fallut le renvoyer au tour – deux fois – avant qu'il donne satisfaction. Puis vinrent les entretoises en croix pour les montants. Elles convenaient raisonnablement et ne demandèrent que de petites retouches qui furent effectuées avec soin. Temrai poussa un soupir de soulagement et ordonna de placer les chevilles qui bloquaient les tenons dans les mortaises. Les menuisiers lui obéirent et reculèrent une fois le travail terminé. Quand ils lâchèrent l'ensemble, il ne s'écroula pas.
Bien, parfait, se dit Temrai. Et maintenant, passons aux montants.
Les hommes de Kossanai amenèrent les deux énormes pièces de bois travaillées avec soin et les maintinrent en place. Le jeune chef réalisa alors qu'il avait oublié quelque chose. Il jura tout bas.
Ces éléments devaient supporter le butoir contre lequel viendrait s'écraser le bras de la catapulte. Ils étaient censés s'encastrer dans des mortaises taillées sur la partie supérieure des deux côtés du châssis et être fixés par des boulons d'acier de deux centimètres de diamètre. Les mortaises avaient l'air d'avoir été découpées correctement, tout comme les tenons à l'extrémité de chaque montant. Mais il y avait un problème qui ne lui avait pas effleuré l'esprit jusqu'à maintenant : il fallait soulever ces deux pièces lourdes et encombrantes au-dessus de la structure afin qu'on puisse les abaisser pour les amener en position – à condition que tout s'emboîte sans difficulté. Pour l'instant, considérons que ce sera le cas, d'accord ? – et les bloquer avec des boulons. Temrai porta les mains à son visage et frotta les ailes de son nez avec ses doigts. Il faudrait une espèce de grue ; ou bien un échafaudage : on pourrait hisser les pièces en force. Mais s'il y avait un geste maladroit et qu'un de ces montants retombe sur quelqu'un, cela provoquerait une sacrée pagaille. Il fit taire d'un geste le murmure d'impatience qui montait des joyeux pique-niqueurs et essaya de visualiser la meilleure manière de procéder.
Des grues… Oui, ça ferait l'affaire.
— Kossanai, je veux qu'on démonte le nouveau tour à bois et qu'on ramène les châssis en A jusqu'ici. Lasakai, Morotai, trouvez-moi deux poteaux de trois mètres de long et quarante-cinq centimètres de diamètre, ou ce que vous trouverez de plus approchant. Il faut qu'ils soient souples, mais pas trop. Panzen, j'ai besoin d'une corde de douze mètres ! Pas la peine de prendre une des bonnes qu'on garde pour les machines.
Les deux structures en forme de A furent appuyées l'une contre l'autre et attachées en haut et en bas avec une corde. Elles fournirent ainsi une base solide pour la grue. Un des poteaux fut amené et monté pour servir de bras. La main-d'œuvre ne manqua pas quand Temrai demanda des volontaires pour faire fonctionner l'engin. Lui-même se tenait près du châssis et il guida prudemment dans la mortaise le tenon, qui était à moitié enfoncé lorsqu'il se coinça.
— Malédiction ! s'écria Temrai. Bon, soulevez ! Ça ira comme ça ! Empêchez-le de bouger, par tous les dieux !
Il s'agenouilla et mit la tête juste sous le montant suspendu dans les airs. Il badigeonna le joint de suie pour repérer l'endroit qui accrochait quand ils recommenceraient.
— Bon, on réessaie. Descendez-le ! Stop ! Bon, vous soulevez et vous le tenez en l'air. (Il se retourna pour faire face au chef du groupe de la grue.) Vous le gardez bien stable comme ça pendant qu'on rabote un peu le tenon. On va faire aussi vite que possible.
Tout rentra dans l'ordre à la quatrième tentative. Kossanai bondit en avant avec une vrille et appuya de tout son poids pour forer les niches destinées aux fixations tandis que les servants de la grue soutenaient le poids du montant accroché à leurs cordes. Temrai avait choisi celui qu'il fallait pour ce travail : Kossanai travailla vite mais avec beaucoup de soin et resta apparemment insensible à l'agitation et au bruit autour de lui. Il lui fallut une demi-heure pour percer les trous – largement assez longtemps pour que l'enthousiasme joyeux des grutiers se refroidisse.
— Plaçons les tiges filetées et les écrous de retenue, dit Temrai en montrant l'exemple.
Il se saisit d'un marteau et frappa les tiges pour les faire entrer dans les cavités destinées à les recevoir.
— Que les dieux en soient remerciés : ces saletés sont à la bonne taille. Pasadai, fixe les goujons de cuivre là-dessus que l'on puisse soulager la grue.
Et le spectacle continua. Une fois les montants installés, ils posèrent les deux étançons qui les renforçaient, puis le heurtoir lourdement capitonné qui les reliait et qui avait pour but d'arrêter le bras de l'engin. L'atmosphère de fête était déjà beaucoup moins vive à ce point des événements. Elle avait été remplacée par un sentiment d'excitation mêlé de tension au fur et à mesure que la machine prenait la forme du dessin que Temrai avait tracé dans la boue la semaine précédente. Les membres du clan commençaient enfin à comprendre : ils avaient maintenant devant eux quelque chose qui avait l'air réel, qui fonctionnerait vraiment et qu'ils auraient construit de leurs propres mains. Temrai eut l'impression de pouvoir sentir les sentiments des siens changer : cela le fit penser à un enfant qui aurait atteint l'âge adulte en quelques semaines. Il n'était pas sûr d'apprécier cela.
— C'est du bon travail, dit-il alors que les menuisiers s'écartaient de la structure complètement montée. Maintenant, allons chercher les fixations en métal et les cordes.
Il supervisa cette étape personnellement car il était encore le seul membre du clan qui comprenait vraiment le fonctionnement de l'ensemble. Il avait fabriqué lui-même les deux mécanismes crantés. Ils devaient permettre d'enrouler la corde autour du treuil sans que celui-ci puisse revenir en arrière. Il n'eut pas de problèmes pour installer ces pièces. Il les emboîta plus grâce à un effort de volonté démesuré qu'à son talent d'ingénieur, mais elles s'adaptèrent l'une à l'autre quand même. Pendant qu'il était occupé, les hommes de Kossanai montèrent le bras de la catapulte – ça ressemble vraiment à la foutue cuillère d'un géant, reconnut Temrai – et le maintinrent en place jusqu'à ce que leur chef ait installé les cordes. À son ordre, une autre équipe fixa des barres sur le treuil afin de le faire tourner et commença le long processus de torsion.
Les cordes vont casser ! J'en suis sûr ! Mais Temrai se trompait, elles résistèrent aussi bien que le mécanisme cranté, que les axes et que toutes les autres pièces qu'il avait regardées en secouant dubitativement la tête tandis qu'il les trempait dans l'eau après leur passage à la forge. Enfin, l'équipe chargée de manœuvrer le treuil estima qu'il était remonté au maximum. On ôta les barres qui y étaient fixées avant de l'attacher au bras de l'engin.
C'était terminé. Il ne restait plus qu'à rembobiner les cordes, à mettre une pierre dans la cuillère et à libérer le crochet.
Temrai était debout. Il était épuisé, couvert de boue et de sciure. Sur sa peau, de nombreuses petites coupures laissaient couler son sang et les articulations de ses doigts étaient à vif. Il était prêt à tout pour ne pas avoir à donner l'ordre de tirer. Tout le monde avait les yeux braqués sur lui.
Ça ne peut pas marcher du premier coup. C'est impossible ! Rien ne marche jamais du premier coup ! Dieux tout-puissants, nous ne devons pas gaspiller notre chance maintenant, nous en aurons tellement besoin plus tard. Que se passera-t-il si le bras se brise, ou si les montants ne sont pas assez résistants et que tout ce bazar explose en mille morceaux ? Il faut que je fasse reculer les gens, quelqu'un pourrait être blessé par un éclat de bois.
Si je donne cet ordre, rien ne sera plus comme avant.
— Parfait, cria-t-il, feu !
L'homme chargé de déclencher le tir – Temrai le connaissait de vue mais pas de nom – tira un coup sec sur la corde afin de libérer le crochet adroitement conçu qui retenait le bras sur le treuil. La gigantesque cuillère de bois bondit en avant. Elle s'écrasa contre le rembourrage de feutre disposé autour du butoir avec le bruit d'une gifle donnée par une géante à son fils. La machine tout entière se souleva de quinze centimètres avant de retomber comme un chat.
Et la pierre partit comme un météore.
Temrai la regarda monter dans le ciel, ralentir et retomber en prenant à nouveau de la vitesse. Elle ne s'écrasa pas là où il l'avait prévu. Elle partit bien plus à droite et près de dix mètres trop loin. L'impact fit trembler le sol. Elle s'abattit sur un petit affleurement rocheux avec un bruit de tonnerre qui se répercuta sur les collines, rebondit et atterrit finalement dans la rivière en soulevant un véritable mur d'eau.
Un silence de mort tomba sur la foule. Après un certain temps, les hommes de Kossanai s'agglutinèrent autour de la machine. Ils l'examinèrent, vérifièrent les différentes pièces, demandèrent d'une voix incrédule mais ravie si celle-ci, celle-là et l'autre du fond avaient parfaitement supporté le tir, si les boulons n'avaient pas plié, si tel ou tel goujon n'avait pas cassé. Cet engin fonctionnait ; que les dieux soient loués, cette maudite machine fonctionnait vraiment !
Ils étaient les seuls à bouger ou à parler. Le reste du clan regardait en silence, les yeux écarquillés. Les spectateurs essayaient d'estimer le poids de la pierre et la distance qu'elle avait parcourue, la force de l'impact et les ravages qu'il pouvait causer. Temrai pouvait entendre leurs pensées : « Il faut faire attention avec cette chose, elle pourrait blesser quelqu'un. »
En effet, oui. N'était-ce pas sa raison d'être ? Vous n'aviez donc pas réalisé ?
Temrai se ressaisit et s'arracha de la transe commune pour se diriger vers la catapulte. La foule suivit des yeux chacun de ses pas. Le fait de se tenir à côté de cette arme était comme un acte politique, un discours exposant des choix de société nouveaux et plutôt inquiétants. Il avait à la fois envie de s'excuser et de leur crier après pour leur manque de témérité et de maturité. Il était prêt à leur donner l'ordre de détruire la machine mais il aurait tué le premier qui aurait posé un doigt hostile dessus. Il ne savait plus quoi penser. Et pis que tout, il avait peur.
Et de quoi, Temrai ? Tu auras quelques difficultés à piller Périmadeia en la bombardant de fleurs. Mais veux-tu vraiment piller Périmadeia ? Et tuer tous ces gens ?
Ce n'est pas dans nos habitudes, mais plutôt dans les leurs.
Est-ce qu'ils t'ont jamais fait du mal ?
Il regarda lentement autour de lui jusqu'à ce qu'il aperçoive Kossanai. Il donnait avec application de petits coups de maillet en hêtre pour renfoncer une pièce de bois dans son logement.
— Il y a des dégâts ? demanda Temrai.
— Non, répondit son aîné. Simplement quelques cales et quelques goujons qui ont un peu bougé. Elle est en parfait état. On a réussi, Temrai. C'est pas incroyable ?
Temrai sourit. Il tendit la main et tapota le bras de la catapulte comme s'il s'agissait de son cheval préféré.
— Alors, tout va bien, dit-il. Il ne nous reste plus qu'à construire trois cents autres de ces merveilles et nous serons peut-être prêts à l'attaque. Approchez ! ajouta-t-il en élevant la voix afin que tout le monde puisse l'entendre. Ne restez pas plantés là comme des statues. Il y a du travail !